Je retrouve deux articles de Philippe d’Iribarne, l’un paru dans la revue Christus en janvier 2011 (pp.95-104), et l’autre dans Etudes d’octobre 2004 (reproduit dans Cairn).
L’article de Christus, intitulé « Conversion et résistance des cultures », montre que les traits fondamentaux d’une culture influent, beaucoup plus qu’on ne le croit, pendant des siècles, sur sa façon de recevoir l’évangile.
Les dimensions fondamentales de chaque culture, ou ses peurs, structurent son christianisme, dans ses priorités, ses refus, et même éventuellement dans sa façon de traduire l’écriture…
Philippe d’Iribarne donne l’exemple des Etats Unis, où les notions « d’intérêt » et de « maîtrise de la situation » sont fondamentales. Ainsi pour le verset 8,9 de l’épître aux Romains (être « dans la chair » ou « dans l’Esprit »), alors que les traductions françaises emploient souvent l’expression « emprise de l’Esprit » etc., cette traduction n’est pas imaginable aux USA, où au contraire une traduction va jusqu’à parler de « vos intérêts » (… ne sont pas dans la chair..).
Chaque culture a ses « évidences » propres, sur la manière de donner sens aux événements et de résoudre les difficultés. Ainsi au long des siècles en Europe, les notions d’honneur et de grandeur avaient beaucoup d’importance, comparées à l’humiliation d’une position servile; des saints ont mis en relief la grandeur du service des pauvres. Et Augustin avait insisté sur c’est ce que l’on fait, et non ce que l’on subit, qui déshonore.
Dans un pays d’Afrique où domine la peur de l’action d’esprits mauvais, la foi prend la forme d’une croyance en la plus grande puissance de Dieu.
Pour les pays où le christianisme est relativement récent, il n’est pas étonnant que les anciens comportements subsistent et que, par exemple, les chrétiens des hautes castes aient parfois du mal à frayer avec ceux qui sont issus des basses castes.
Il faut que peu à peu des manières novatrices d’être au monde aient le temps de se constituer.
L’article d’Etudes est intitulé « Christianisme et lien social » et concerne « la forme spécifique que prend le lien social dans des sociétés marquées par le christianisme« ; il y a des « interactions complexes » entre le christianisme et les diverses cultures.
Cela concerne particulièrement le contrôle social, l’autonomie, et la diversité.
Il faut porter attention à la manière dont l’expérience du monde est structurée, et en particulier à la manière dont l’autre et perçu; et à ce qu’il en résulte dans la façon dont les rapports qu’on entretient avec lui sont vécus, en particulier la différence.
Les chrétiens admettent que la division est un état indépassable de l’humanité, et que ceux qui la provoquent ne sont pas irréductiblement mauvais. De même les textes évangéliques mettent en évidence la complexité des personnes, vue comme irréductible aux catégories auxquelles il paraît commode de les rattacher.
D’autre part « les mythes de fondation de la modernité voient le pauvre comme un être à émanciper, et qui n’a pas accès à une pleine dignité de citoyen tant qu’il ne l’est pas, ou du moins tant qu’il ne se bat pas pour l’être. Ce regard est terrible pour celui qui est vu comme complice de sa propre déchéance, ou même si déchu qu’il n’a plus la force de lutter pour changer son sort. »
« On est bien loin d’une vision évangélique, où la dignité des pauvres, aimés de Dieu, n’a rien à voir avec la manière dont ils s’inscrivent dans un système de pouvoir, et est déjà présente avant même que leur destin politique et économique ait pu être transformé. C’est sans doute dans la mesure où subsistent des restes d’une vision chrétienne que les pauvres peuvent échapper quelque peu à la cruauté du regard moderne.«
« D’un autre côté, dans la mesure où le regard moderne considère avant tout les personnes comme des sujets de droit, le désir d’égalité qui est au cœur des idéaux modernes incite à accorder les mêmes droits à tous les « choix de vie », et à déclarer qu’ils sont également respectables. Il est impossible d’échapper à cette neutralité sans « stigmatiser » ceux dont on pense qu’ils se fourvoient. Au contraire, le regard évangélique permet d’avoir une attitude positive sur ceux dont il est reconnu qu’ils s’égarent, sans affirmer pour autant que tout se vaut. »
« Pour exister, cette influence chrétienne sur la qualité du lien social n’a pas besoin d’être reconnue dans une constitution. En revanche, si les chrétiens explicitaient mieux ce que le message dont ils sont porteurs apporte dans ce domaine, ce message porterait sans doute plus de fruits. Une nouvelle figure du christianisme historique, mêlé à l’ordre du monde, récupéré par lui en un sens, tout en le travaillant en un autre, est à inventer.